Le 20 janvier 1979, lors de son sixième cours au Collège de France sur la préparation du roman, le philosophe et sémiologue français Roland Barthes (1915-1980) enseigne les éléments qui forment le haïku, ce court poème très codifié d’origine japonaise. Le haïku, qui a pour but de célébrer l’évanescence des choses, doit, en plus d’être bref, comporter un mot de saison. Roland Barthes digresse alors sur le temps-qu’il-fait, qui faute d’avoir en français un mot propre pour le désigner – contrairement à l’anglais (”weather”), reste néanmoins central à toute forme de sociabilité. De manière surprenante, Roland Barthes montre qu’en plus de son rôle de créateur de lien social, le temps-qu’il-fait est aussi l’un des sujets de discussion les plus intimes qui soit entre des êtres qui s’aiment.
« Mais il n’y a pas longtemps, vous le savez, j’étais fasciné par les problèmes sémiologiques au sens strictement structuraliste du terme et je considérais avec une certaine désinvolture, peut-être un peu scientiste à l’époque, le temps-qu’il-fait comme l’exemple même de ce que Jakobson appelle le phatique, qui est une fonction du langage repérée par Jakobson et qui est tout ce qui dans la parole est destiné à ouvrir ou maintenir un contact entre le locuteur ou l’auditeur. Ce sont donc des mots, des expressions qui n’ont pas en réalité de sens par elles-mêmes mais qui permettent de maintenir le contact. L’exemple le plus classique étant le mot “Allô” au téléphone. “Allô” ne veut rien dire mais ça maintient le contact. “Allô, allô, vous m’entendez”, etc. »
Ayant tout d’une fonction phatique du langage comme définie par Jakobson, évoquer le-temps-qu’il-fait permet à des gens qui ne se connaissent pas, ou qui ne supportent pas le silence ou qui ne sont pas de même culture et cherchent un sujet commun sans risque de se déplaire, d’entrer en contact. Mais en plus de rapprocher les inconnus, Roland Barthes explique que le temps-qu’il-fait contribue aussi à l’intimité de ceux qui s’aiment déjà :
« Ou, tout à fait à l’autre extrême, il peut s’agir de sujets qui s’aiment tellement qu’ils se le disent par la délicatesse même de l’insignifiance, car il y a des cas où seule l’insignifiance est délicate ; par exemple, on peut dire que dans une famille qui s’aime et dont les membres se retrouvent (le matin), parler du temps-qu’il-fait fait partie d’une relation affective très forte. »
Roland Barthes ajoute :
« Je voudrais insister sur le fait que s’aimer beaucoup peut entraîner de peu se parler, de parler de choses insignifiantes. Il y a une citation de La Bruyère qui a été reprise de mémoire par Charlus dans Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, à propos des rapports de Mme de Sévigné et de sa fille, c’est une conversation générale dont les acteurs principaux sont Charlus et Mme de Villeparisis, et, à ce moment-là, Charlus rappelle que La Bruyère a dit dans le chapitre “Du CŒUR” des Caractères (mais la citation ici est écourtée) : “Etre près des gens qu’on aime, leur parler, ne leur parler point, tout est égal.” C’est-à-dire : c’est la même chose de leur parler ou de ne point leur parler si on les aime. »
Parler du temps-qu’il-fait est donc peut-être l’une des choses les plus intimes qui nous soit donnée de discuter avec l’être aimé. Alors quand l’être aimé vient à s’absenter ou à disparaître, le poids de ne pouvoir discuter du temps-qu’il-fait peut soudain se faire cruellement sentir :
« Donc observer en commun le Temps qu’il fait, c’est précisément ce tout est égal du parler/ne pas parler de l’amour. […] Par exemple, voir la première neige dans l’année et ne pas pouvoir lui dire : “Voilà la première neige”, tout simplement, et être obligé de garder cette neige pour soi. »
Cette digression de Roland Barthes sur le temps-qu’il-fait est retranscrite dans l’édition d’Eric Marty & Nathalie Léger publié au Seuil (2015), Roland Barthes, La Préparation du roman. Cours au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980). Elle peut aussi être écoutée, ainsi que la belle voix de Roland Barthes, sur le site d’UbuWeb.