Adèle Van Reeth (1982-) est philosophe. Elle produit les émissions Les chemins de la philosophie sur France Culture et D’Art d’art sur France Télévision, et alors que j’écris cet article, elle est nommée directrice de la radio France Inter. Dans son premier ouvrage La vie ordinaire publié en 2020, Adèle Van Reeth interroge le sens de la vie, mais surtout le poids du quotidien que nous partageons tous : les dimanches, les parties de jeux de société, l’heure du bain. Un quotidien que l’on recherche désespérément autant qu’on souhaite le fuir. Adèle Van Reeth explique l’ambiguïté de la quête, comme un perpétuel tiraillement entre deux sentiments :
« Insupportables, la vie de famille, le quotidien et les tracas ordinaires ? Sans aucun doute. Mais je sais qu’ailleurs ce n’est pas mieux, et que si je n’arrive pas à vivre avec eux, il m’est impossible de vivre sans eux. Seule, je tourne en rond, je guette mon téléphone dans l’espoir qu’il se mette à sonner ; dès que la sonnerie retentit, je peste contre celui qui ose perturber ma solitude. Thoreau avait tout compris : le secret d’un exil réussi, c’est d’être seul, mais au milieu des autres. »
Adèle Van Reeth, La Vie Ordinaire
Enceinte de son premier enfant au moment de l’écriture du livre, Adèle Van Reeth livre un témoignage rare en philosophie sur la grossesse, l’accouchement et la maternité. Arrêtons-nous sur quelques extraits du livre qui concernent ces sujets.
La grossesse comme répit du quotidien
Alors qu’elle se questionne sur l’ordinaire de la vie, Adèle Van Reeth raconte comment la grossesse l’allège de ce quotidien inévitable, la plaçant dans cette bulle bien connue des femmes. Sa vie n’a plus besoin d’avoir de sens ou un dessein particulier, car elle est tout entière tournée vers un seul but, qui semble validé par quiconque la croise, celui d’enfanter. Elle écrit « la grossesse me repose de moi. Je ne suis plus seulement moi, je suis « enceinte » » :
« La grossesse m’apporte un répit. Chose inouïe, je suis requise par une fonction vitale qui ne concerne pas mon propre corps, je ne suis plus à moi-même ma propre fin, je deviens un moyen ; et chose encore plus inouïe, je le vis bien. Être enceinte me repose de moi. Quelqu’un remplit l’espace entre le monde et moi, un paravent bien commode, ce n’est plus moi qu’on regarde, c’est mon ventre. Et on me félicite.
[…]
Je suis gênée par ce que j’écris. Des décennies de combat féministe pour finalement affirmer que l’attente de la naissance de mon enfant m’apporte la stabilité que je recherche depuis que je suis née. Mon ventre est gros et rond, un ballon gonflable au-dessus de ma ceinture. Le regard des autres a changé, où que j’aille, je reçois de l’attention. Je ne suis plus « une autre », je suis devenue une autre intéressante qui déclenche immédiatement des vagues d’empathie. Les regards qui se posent sous mes seins sont tendres et respectueux. Tous me sourient, avec la complicité de ceux qui savent ou l’envie de ceux qui voudraient être à ma place. J’en voudrais presque à ceux qui restent de marbre. Comment, vous n’avez pas vu ? Baissez le regard, regardez cette poitrine proéminente, et la masse de mon ventre devenu sphère ! Cet abdomen qui de deux pas en tout lieu me précède ne vous inspire-t-il aucun alexandrin ? »
Adèle Van Reeth, La Vie Ordinaire
De l’intranquiLlité à l’inquiétude
Bien que dans cette bulle de bonheur, parenthèse de la vie, que constitue la grossesse (tant est que la grossesse s’y passe bien, il est entendu), Adèle Van Reeth ne tarde pas à voir se former un autre phénomène : la transformation de son intranquillité quotidienne en inquiétude. Elle écrit :
« Je connaissais le malaise produit par la présence trop intense de l’existence qui s’empare de moi dans les moments ordinaires, je découvre l’inquiétude qui résulte de la certitude qu’il y a quelque chose de plus, un surplus d’existence qui n’est pas un double, ni l’effet de l’ivresse, mais le basculement du rien vers le quelque chose et du néant vers la vie. Paradoxalement, cette inquiétude me calme : à la différence de l’intranquilité, qui est sans raison, l’inquiétude a un objet que je peux nommer. Je suis inquiète pour quelqu’un, quand je suis intranquille tout court, sans raison. Désormais, donc, je serai inquiète, ça me reposera de l’intranquilité. »
Adèle Van Reeth, La Vie Ordinaire
Citant une conversation ordinaire avec sa propre mère, on comprend que cette inquiétude qui s’installe en elle avec la grossesse est faite pour durer :
« Mais le (meilleur du) pire n’était pas dans l’aspect convenu de la demande. Ce qui m’apparaît insoutenable chaque fois que ma mère me pose cette question c’est que derrière le passage obligé s’exprime une sincère sollicitude. elle veut vraiment savoir comment je vais, non pas à l’instant où l’on se parle mais en général, si mon existence me convient, si je suis heureuse, si je me bats comme il faut, si je ne suis pas dépressive. J’entends dans cette phrase la conscience aiguë de sa responsabilité à mon égard, ce qui bloque toute possibilité de répondre par la négative. Répondre « bien », c’est parfois mentir, mais répondre « mal », c’est déclencher un cataclysme. la question qui est vraiment posée n’est pas : « comment vas-tu ? » mais : « ai-je été une bonne mère ? ». «
Adèle Van Reeth, La Vie Ordinaire
« Tuer l’ange du foyer »
Mais si la grossesse allège du quotidien, Adèle Van Reeth note qu’elle ne forme pas un acte créatif ou un projet complet de vie pour une femme. Elle cite la philosophe Simone de Beauvoir (1908-1986) dans Le deuxième sexe : « Engendrer, allaiter ne sont pas des activités, ce sont des fonctions naturelles ; aucun projet n’y est engagé ; et c’est pourquoi la femme n’y trouve pas le motif d’une affirmation hautaine de son existence ; elle subit passivement son destin biologique ». Adèle Van Reeth reprend les propos de l’écrivaine britannique Virginia Woolf (1882-1941) qui elle parle de la difficulté et la nécessité de « tuer l’ange du foyer » :
« L’ange du foyer était excessivement sympathique, positivement charmante et parfaitement altruiste. Se sacrifiant jour après jour, elle excellait dans un art difficile : l’art de vivre, et de vivre en famille. A table, s’il y avait du poulet, elle prenait le pilon ; s’il y avait un courant d’air, elle s’y installait ; enfin, étant ainsi faite qu’elle était dépourvue de pensées et de désirs propres, elle préférait partager les pensées et les désirs d’autrui. Cela va sans dire, l’Ange du Foyer était la pureté incarnée. sa pureté, ses rougissements, sa grâce exquise faisaient tout son charme et tous ses charmes.
[…]
Devant l’impossibilité de dégager du temps et de l’espace suffisant pour penser à autre chose qu’à ceux qui l’entourent, non pas pour penser à elle, mais pour penser autre chose qu’elle qui ne soit pas les autres, c’est-à-dire pour travailler, la femme-ange du foyer se voit contrainte d’engager un combat meurtrier avec la partie d’elle-même qui essuie la vaisselle pour la faire briller plutôt que de supporter un éclat moins vif : « je me jetai sur elle, la pris à la gorge et de toutes mes forces, m’efforçai de la tuer. Devant un tribunal, je n’aurai qu’une excuse ; ce fut un cas de légitime défense : c’était elle ou moi. Elle aurait vidé mes écrits de toute substance. »
Adèle Van Reeth, La Vie Ordinaire
La maternité comme ancrage
Enfin, si la maternité est source d’intranquillité et ne représente pas un projet créatif en tant que tel, Adèle Van Reeth admet qu’elle reste un ancrage non négligeable qui apporte lui aussi son lot de liberté. Parlant à son enfant, elle dit :
« Le poids de mon existence s’est allégé quand tu es né, ton existence me soulage d’un nombre de soucis superflus qui n’ont tout simplement plus de place, comme si, plus j’étais nombreuse, moins je pesais lourd. Ton existence n’est pas un poids qui s’est ajouté à la mienne, mais un socle inébranlable qui me rend moi-même plus solide, je ne vis pas pour toi, mais je m’occupe de toi, je te tiens la main pour que tes premiers pas soient les plus tranquilles possible, tu es bien, continuonS. Comme une validation de chaque seconde. La vie devient valable.
Ce qui ne signifie pas que toute mon existence tourne autour de toi, au contraire, ton existence me libère, je m’envole te sachant à mes côtés. Ce que je fais a plus de sens, y compris et surtout ce qui ne te concerne pas. Tu n’es pas toute ma vie. Mais tu es présent dans ma vie, et ça change tout. »
Adèle Van Reeth, La Vie Ordinaire