Si la question de l’amour est en premier lieu détenue par les littéraires « qui en demeurent les meilleurs gardiens », notre époque a aussi vu les sociologues, mais surtout les psychologues en faire leur spécialité. C’est ce qu’explique le philosophe français Francis Wolff (1950-) dans son essai Il n’y a pas d’amour parfait. Il est temps, dit Francis Wolff que les philosophes s’accaparent de nouveau l’amour en tant que concept (puisque c’est leur domaine) pour se demander ce qu’est l’amour. Comme tout exercice philosophique, Francis Wolff mène au préalable un travail de définition – si cela est possible (« l’amour est-il définissable ? »), puis à défaut d’en trouver le centre (la définition parfaite), il s’attache à en trouver les bornes externes, qui ne sont pas l’amour mais peuvent en constituer des tendances : l’amitié, le désir et la passion. Il n’y a pas d’amour parfait – titre qui peut chagriner les plus romantiques – suggère qu’il n’y a pas UN amour, mais une pluralité d’amours, eux, uniques qui se trouvent aux confluents de ces tendances que sont l’amical, le désirable et le passionnel. Dans l’extrait choisi, nous rendrons hommage aux amis en cela que Francis Wolff se demande ce que l’amour doit à l’amitié.
Francis Wolff, Il n’y a pas d’amour parfait
« C’est une relation élective à autrui, à telle personne parce qu’elle est la personne qu’elle est. L’amitié est une relation singulière à l’ami en tant qu’il est cet ami, comme l’amour est une relation à l’élu, lui et non un autre. Elles s’opposent tant aux relations singulières non choisies (le copain de classe, le collègue de travail, le voisin de palier, etc.) qu’à ces relations universelles où l’on ne doit pas « faire acceptation de personne » : la charité est censée nous enjoindre de traiter tous les autres également (avec le même « amour ») ; et la justice nous enjoint de les traiter à proportion de ce qu’ils sont ou de ce qu’ils font – car toute formule de justice revient à : « à chacun selon son x » (vertu, mérite, travail, participation à la communauté, etc.). Mais ni l’amitié, ni l’amour ne nous enjoignent quoi ce soit : ils ne sont pas des devoirs, ni sans doute des vertus. Ils ne sont ni charitables ni justes. Ils sont mêmes injustes. Tout oppose l’amitié et la justice. Traiter quelqu’un en ami, c’est être injuste envers les autres – c’est du favoritisme – ; mais traiter l’ami comme un quidam, c’est trahir son amitié. De là tant de conflits de devoirs : dois-je à l’ami (a l’aimé) parce que c’est lui, ou à tous également ? d’un côté l’accusation de partialité, de l’autre le risque de déloyauté. » – Francis Wolff, Il n’y a pas d’amour parfait
Je ne peux m’empêcher d’évoquer Le Pays Lointain, pièce d’une puissance inouïe et oeuvre magistrale du bilan d’une vie, écrite par l’auteur de théâtre français Jean-Luc Lagarce (1957-1995). Les personnages de Lagarce parlent de l’amitié et la « relation élective » (ce que Largarce nomme » la famille secrète ») en ces termes :
« L’amant, mort déjà. – Et la Famille qu’on voulut se choisir, la famille secrète, celle-là qui parfois ne sait même pas qu’on se la construisit sans bruit.
Hélène. – L’arrangement. Oui. Jamais on n’en parle. Souvent j’ai pensé ça, vous et moi, peu à peu, nous nous sommes rencontrés – on verra ça plus loin – nous nous sommes rencontrés, peu à peu, nous nous sommes agglutinés les uns aux autres, je ne me souviens plus exactement dans quel ordre – les deux garçons, Louis et Longue Date, celui-là, ainsi que nous l’appelons, les deux garçons étaient amis, et moi je suis devenue amie avec l’un et de fait, amie de l’autre, il y avait si peu de place pour moi, et celui-là, toi, le jeune mort est venu, Louis l’a choisi ou le jeune mort a choisi Louis, est-ce que je peux comprendre et je l’ai accepté à mon tour, c’est à peu près ainsi que les choses se font – et peu à peu, nous nous sommes réunis, nous nous sommes unis les uns aux autres et sans le savoir, nous nous sommes choisis et sans le savoir encore, nous avons construit d’une certaine manière – on verra ça plus loin – nous avons construit d’une certaine manière une famille, celle-là qui est parfaitement la nôtre, là, aujourd’hui, cette sorte de famille que nous formons. » – Jean-Luc Lagarce, le Pays Lointain
Revenons à Francis Wolff et notons que si la complicité est un trait qui appartient absolument à l’amitié [« Comme ils se feraient des cadeaux, ils échangent des confidences sur eux-mêmes ou sur les autres (ils parlent à voix basse au milieu des autres pour s’en isoler) », Francis Wolff, Il n’y a pas d’amour parfait], il n’en est pas toujours de même de l’amour qui peut être à sens unique ou malheureux. Une amitié est rarement malheureuse ou elle n’est pas. En plus du caractère choisi de l’ami, il est un autre que l’amitié et l’amour partagent et qui est le souci de l’autre, écrit Francis Wolff :
« amitié et amour sont enfin des motifs d’action : l’ami et l’amoureux se soucient de l’ami ou de l’aimé pour lui-même, et s’efforcent de lui faire du bien, de l’aider, le secourir, l’assister, le consoler. Comme le dit Aristote : « Aimer quelqu’un, c’est lui souhaiter ce qu’on tient pour des biens, pour lui-même et non pour nous, c’est aussi être enclin à faire ces biens dans la mesure du possible » (Rhétorique II, 4, 1380b 36-37). C’est aussi vrai de l’aimé que de l’ami. » – Francis Wolff, Il n’y a pas d’amour parfait
Mais alors s’il est clair que l’ami (et l’aimé) sont choisis, pourquoi le choisit-on ? Pourquoi celui-là et pas un autre ? Francis Wolff explique ce trait que l’amitié partage avec l’amour :
« Mais l’ami n’est ni le voisin (bonjour, bonsoir), ni le concitoyen (avec qui être juste), ni le prochain (avec qui être charitable). Ce n’est pas n’importe qui. je l’ai choisi, nous nous sommes choisis. C’est un « autre moi-même », selon la belle formule d’Aristote malheureusement devenue cliché. Cela ne signifie nullement quelqu’un qui me ressemble. L’ami est plutôt celui qui m’aide à m’apparaître comme je suis. en me confiant à lui, je comprends ce que j’éprouve. Il me permet de ne plus coller immédiatement à ce que je vis, à ce que je pense et à ce que je fais, mais de prendre conscience que je le vis, c’est-à-dire que je le pense et que je le fais, en le partageant avec lui. Son regard est la médiation réflexive entre moi et moi-même. Dans la Grande Morale, on lit : « De même que, lorsque nous voulons voir notre visage nous le voyons en regardant dans un miroir, de même, lorsque nous voulons nous connaître nous-mêmes, nous nous connaissons en regardant dans un ami [Aristote] » – Francis Wolff, Il n’y a pas d’amour parfait
Hommage aux amis, bien sûr (d’abord ! Ils se reconnaîtront), mais aussi à la sœur et aux parents qui bien qu’imposés, peuvent aussi être choisis dans cette famille secrète.
Francis Wolff a présenté son essai philosophique Il n’y a pas d’amour parfait dans une conférence à l’Ecole Normale Supérieure le 30 mai 2016 et est disponible ici sur le site de France Culture.
Les œuvres mentionnées dans ce post sont les suivantes :