Alexandre Lacroix (1975-) est un écrivain et journaliste français. Il est aussi directeur de la rédaction de Philosophie Magazine et cofondateur de l’école d’écriture Les Mots [où l’auteur de ce blog a suivi cette année un atelier avec l’écrivain David Thomas (1966-) héro vénéré et sensible de microfictions, que je recommande vivement en lecture et en atelier !].
Dans son essai Comment ne pas être esclave du système (2021), Alexandre Lacroix décrit ce souhait qui tiraille nombre d’entre nous d’échapper au système. Mais quel système, se demande-t-il en premier lieu. Alexandre Lacroix retourne ainsi aux origines de la modernité bassin du système capitaliste tel que nous le connaissons pour essayer d’en comprendre les principes qui le sous-tendent. Il définit ainsi cette première modernité comme le régime de la séparation.
Partant de la pensée de René Descartes (1596-1650), il brosse ainsi « le panorama de l’ardeur séparative de la modernité » dans tous les domaines de la vie moderne : [politique] avec la séparation des pouvoirs au cœur de la rédaction de la plupart des Constitutions des Etats modernes, [économique] avec la division du travail d’Adam Smith, [métaphysique] avec la distinction entre la nature et l’homme, [pédagogique] la distinction entre l’instruction et l’éducation, la séparation entre la sphère privée et la sphère publique, etc. La séparation est partout et domine nos façons de penser et de voir le monde.
Mais cette modernité séparative, explique Alexandre Lacroix, prend fin avec l’arrivée de l’Internet en 1989. On entre alors dans une modernité dite connective où la pensée se fait en arborescence ou tous les systèmes et toutes les pensées sont connectées ou connectables si elles ne le sont pas encore. Internet a changé nos façons de faire et de penser dans tous les domaines de nos vies (politique, économique, métaphysique). Alexandre Lacroix met alors le doigt sur un sentiment qui peut-être nous habite tous sans jamais pouvoir l’identifier clairement, un sentiment qui nous tiraille de plus en plus souvent – et plus encore si comme l’auteur de ce blog vous êtes né avant 1989 – et qui s’explique, dit-il, par ce changement de modernité :
« les oppositions abolies à l’extérieur par l’ère de la connexion ont tendance à renaître à l’intérieur. la Lutte entre dominants et dominés, dont le théâtre était autrefois le grand dehors de la société, et qui prenait la forme d’un conflit permanent entre deux groupes sociaux aux contours nettement délimités, a été, avec l’arrivée de la modernité connective largement introjectée – elle n’a pas disparu, mais sévit à l’intérieur de chacun de nous. Ainsi, chacun tend de plus en plus à abriter en lui-même un dominant et un dominé, un capitaliste et un travailleur, un maître et un esclave. Une partie de votre personnalité est de plein gré engagée dans la course au résultat, à l’autoperfectionnement et à l’optimisation, quand l’autre demeure plus rêveuse, moins inféodée, plus attachée au laisser être, au laisser-aller, à des valeurs inquantifiables.
Si les observateurs des moeurs politiques contemporaines constatent que l’opposition entre la droite et la gauche a moins d’importance pour les nouvelles générations, qui ne se définissent plus selon ce clivage, c’est peut-être dû aux progrès rapides de ce processus d’intériorisation de la conflictualité politique. Désormais, chaque électeur entend lui-même une voix de droite et une voix de gauche. Mais aussi : un technophile et un technophobe, un exhibitionniste aimant parader sur les réseaux sociaux et un gardien jaloux de zones secrètes, un publicitaire et un artiste, un stakhanoviste et un paresseux, un agent de la globalisation libérale et un vagabond céleste. La plupart des citoyens des démocracies représentatives ne se reconnaissent plus dans les vieilles formations partisanes ; mais c’est peut-être que trancher en faveur de l’un des partis en présence reviendrait à renoncer à l’intégrité de leur être, à opter pour une face de leur personnalité au détriment de l’autre.
La modernité connective est éprouvante pour chacun d’entre nous dans la mesure où elle transforme les oppositions externes en tensions internes.«
Alexandre Lacroix, Comment ne pas être esclave du système ?
Alors que nous transitons d’un ancien système séparatiste vers un nouveau système connecté, nous devons chacun intérioriser de nouvelles valeurs et de nouvelles façons de penser et d’agir. En bon philosophe, Alexandre Lacroix étudie alors la voie à suivre pour le bien vivre.
Reconnaissant que la déconnexion totale est un luxe réservé aux plus aisés et que la connexion complète risque de faire de nous des coquilles vides assoiffés de publicités et/ou de reconnaissance, il ne propose pas, comme cela peut être la tendance actuellement, une voie de marginalisation totale en dehors du système, mais plutôt un entre-deux pour s’en accommoder et pouvoir mener une vie digne.
Utilisant les fondements des sciences économiques, il déconstruit le principe de maximisation de l’utilité (soit le profit), qui en économie ne peut se faire que sous contrainte matériel de travail et de capital (rappel de vos cours d’économie !), et propose de continuer à maximiser son utilité mais sous contrainte d’idéal. Il s’agit là de se fixer un objectif, une mission simple qui fait sens et de maintenir le cap, tout en n’ayant pas honte de pouvoir en vivre et faire vivre sa famille :
« Le postutilitarisme est, en outre, la solution que j’avancerai au problème de la dissociation, à la lutte interne, au fait qu’en chacun d’entre nous, il y a aujourd’hui un capitaliste et un marginal, un dominant et un dominé qui se livrent un combat permanent.
Mon intuition est que le pôle dominant et le pôle dominé en nous sont susceptibles de faire la paix, et même de coopérer de façon fructueuse pour peu que la répartition des rôles soit établie de manière adéquate. Au marginal, au flâneur, au dominé, il revient d’énoncer l’utilité idéale. Au calculateur, à l’optimisateur, au capitaliste, de faire en sorte que les choses ne se passent pas trop mal par la suite, que le confort et le bien être restent accessibles. »
Alexandre Lacroix, Comment ne pas être esclave du système ?
Ainsi, la voie proposée par Alexandre Lacroix est celle d’une paix entre ces dichotomies qui nous habitent et qui sont une source – souvent non identifiée – d’angoisses et de questionnements pour beaucoup d’entre nous. Il s’agit de trouver notre infime participation au monde qui nous entoure et ne pas oublier de prendre de la hauteur en levant de temps en temps nos yeux des cristaux liquides de nos écrans.
Pour aller plus loin sur le sujet de la connectivité, il est possible de visionner le documentaire Derrière nos écrans de fumée (2020) sur Netflix, qui montre comment la technologie qui a pour ambition de nous distraire et de captiver notre attention, tend aussi à nous éloigner des vrais défis de nos temps.
Il est aussi possible de faire une pause musicale avec Feu! Chatterton et leur Palais d’Argile et voir comment nos cristaux liquides peuvent aussi devenir de la poésie « Moi, je caresse ton visage sur mon écran tactile… » :
Les œuvres mentionnées dans cet article :