« On peut me dire – et on me l’a déjà dit – en annonçant publiquement (c’est le cas de le dire) que vous allez faire un roman, vous prenez un risque énorme. On ne m’a pas bien précisé quel risque, mais je le sens très bien, ce risque, et je dirais que c’est un risque « magique ». En effet, dire à l’avance, c’est bien connu dans toutes les magies du monde, c’est détruire ; nommer trop tôt, c’est attirer le mauvais sort (c’est la fable de la Peau de l’ours : je suis en train de vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué, d’avoir tué le roman). D’ordinaire, je prends ce risque (d’annoncer ce que l’on va écrire alors que ce n’est absolument pas commencé, ni même vraiment projeté au sens technique du terme) très au sérieux, je m’empêche toujours de parler du livre que je vais faire. Bien que ce soit toujours la question, qui part d’ailleurs d’un très bon sentiment : Qu’est-ce que vous allez nous donner maintenant ? Qu’est-ce que vous allez écrire ? Qu’est-ce que vous écrivez ? Je peux parfaitement répondre à cette question si je n’ai pas l’idée d’écrire ce que je dis que je vais écrire. Mais si vraiment je vais l’écrire, si c’est dans le réel de ma pratique à venir, je réponds d’une façon, en général, extrêmement évasive. Or ici, ce n’est pas le cas. Pourquoi cette fois-ci prendre ce risque et, pour ainsi dire, provoquer les dieux ? Parce qu’il fait partie de la mutation dont j’ai parlé (que j’ai fantasmée sous le nom de Milieu du Chemin de la Vie) : cette mutation implique en effet la considération d’une sorte de Plus rien à perdre. Je prends le risque d’annoncer le roman que je veux faire parce que je considère, à tort ou à raison mais sincèrement, que je n’ai plus rien à perdre. Plus rien à perdre n’est pas du tout un mot du desperado, mais plutôt de la recherche d’une opposition, d’une résistance réfléchie à cette expression (cet idiotisme) si française (qui semblent hanter toutes les conduites françaises) : « perdre la face ». »
L’auteur de ces mots qui n’a plus rien à perdre, et surtout pas la face, c’est Roland Barthes (1915 – 1980). Cet extrait, c’est celui de la deuxième séance de cours sur la préparation du roman qu’il donne le 16 décembre 1978 au Collège de France. Autrefois publié sous formes de notes préparatoires, ce cours est retranscrit dans une édition d’Éric Marty & Nathalie Léger, Roland Barthes, La préparation du roman. Cours au Collège de France 1978-79 et 1979-80, Paris: Seuil, 2015. Roland Barthes amorce avec ce cours un cycle qu’il avait imaginé voir se dérouler sur plusieurs années, mais qui n’en durera que deux, en raison de sa mort le 26 mars 1980 des suites d’un accident. Bien que le cours porte sur l’écriture et l’écrivain en devenir, Barthes touche là à quelque chose d’universel, ce moment, quand on n’a plus d’autres choix que d’embrasser son destin et de se lancer dans une entreprise qui nous meut/émeut vraiment.
Lors de son introduction, le samedi précédent, Roland Barthes annonce qu’il commencera sa réflexion sur la préparation du roman en invoquant le premier vers de La Divine Comédie de Dante: « Nel mezzo del cammin di nostra via / Au milieu du chemin de notre vie ». Roland Barthes explique que le milieu du chemin de la vie, faute d’être mathématique (« qui le saurait à l’avance ?« ), est ce moment de prise de conscience totale, cette certitude que l’on est face à un changement significatif de sa vie, comme à la croisée des chemins ou cette sorte de cime d’où les eaux se séparent selon deux côté divergents (Proust/Barthes). Ce changement, il l’explique, se produit sur lui, non sans douleur, sous l’effet de deux consciences et d’un événement qui le mèneront tout droit vers son fantasme le plus absolu : celui de l’écriture du roman, Barthes n’ayant pas été un auteur de fiction jusque lors. Si la teneur du texte est un peu dramatique, le milieu du chemin de la vie comme l’entend Barthes ne parle pas de la vieillesse, mais plutôt d’une lucidité, une sagesse, qui peut se déclarer à tout âge.
La première évidence qui se présente, est celle du temps qui passe, et que lui, Roland Barthes, n’a plus le temps d’essayer plusieurs vies et qu’il doit choisir la « dernière », la « nouvelle » vie :
« 1) D’abord, la conscience de ceci : c’est que, arrivé à un certain âge, on peut employer l’expression commune « les jours sont comptés » ; on a l’évidence, nullement dramatique d’ailleurs, qu’on a commencé un compte à rebours qui reste flou bien sûr, mais dont le caractère irréversible est perçu plus que dans la jeunesse. […] Ce qui vient à la conscience, c’est la nécessité impérieuse de loger le travail dans une case étroite et finie qui est la dernière case. Ou plutôt parce que la case est dessinée, parce que tout d’un coup on sent qu’il n’y a plus de hors-case, le travail qu’on va y loger prend une sorte de solennité, car il se produit un moment dans le cursus de l’âge où il devient loyal, si je puis dire, et nécessaire, de regarder en face l’usage du Temps avant la Mort. »
Alors que l’idée d’une nouvelle vie fait jour, une deuxième conscience apparaît, celle de la lassitude et de la répétition de la vie actuelle :
« 2) Ensuite, une autre conscience qui est la conscience de ceci : un moment vient où ce qu’on a fait, ce qu’on a écrit (les travaux et les pratiques passées) apparaît comme un matériau répété, c’est-à-dire comme un matériau ou une activité voué à la répétition et à la lassitude de la répétition. On se dit, « on » c’est-à-dire moi, je me dis : « Quoi ? Jusqu’à ma mort, je vais écrire des articles, je vais faire des cours, des conférences – ou au mieux des livres – sur des sujets qui seuls varieront (d’ailleurs si peu !) ? » Et on a le sentiment très puissant à ce moment-là d’une sorte de forclusion, de fatalité, de forclusion fatale de tout Nouveau. Or on pourrait dire qu’il y a une métaphore qui dit la forclusion du nouveau : c’est la prison, le bagne. Qu’est-ce que c’est qu’un bagne ? C’est un endroit, c’est un temps, d’où le nouveau est forclos. Par conséquent, même dans la vie mondainement la plus libre, la plus justifiée, la plus heureuse, peut-être même la plus confortable, on peut avoir l’impression profonde d’un bagne, à partir du moment où l’on est conscient de la répétition qui nous attend jusqu’à la fin. Ce qui est aussi forclos, c’est l’Aventure : le nouveau ou l’aventure. Ad-venture c’est-à-dire ce qui m’advient, l’Aventure étant toujours finalement une sorte d’exaltation du sujet. »
Et alors qu’on constate qu’une vie nouvelle est possible, et que la vie actuelle n’est plus un refuge, un accident [deux consciences et un événement] du destin vient nous précipiter au tournant de notre vie :
« 3) Enfin, troisièmement, j’ai annoncé un événement. Eh bien je dirai qu’un événement qui vient du Destin peut survenir pour marquer, pour entamer, pour inciser, pour articuler, fût-ce douloureusement, et même dramatiquement, cet ensablement progressif et déterminer ce renversement du paysage trop familier, que j’ai appelé le « milieu du chemin de la vie ». Cet événement est d’ordinaire ce que l’on pourrait appeler, hélas, l’actif de la douleur, l’actif au sens nietzschéen de la douleur. »
Roland Barthes illustre son propos avec plusieurs exemples de destins : celui du dandy Rancé qui découvrant la mort tragique de sa maîtresse, abandonne ses biens et se retire en quasi-retraite ; celui de Proust qui après le décès de sa mère, conçoit son oeuvre magistrale La Recherche du Temps Perdu ; ou encore la maladie de Jacques Brel qui l’amène à s’installer aux Marquises. Pour tout un chacun, cet événement peut constituer en une rupture, un licenciement, une maladie grave ou tout autre événement qui nous ébranle suffisamment pour que tout soit remis en question et que notre système de valeurs se réactualise. De tels récits sont régulièrement rapportés dans nos médias actuels. Pour Roland Barthes, ce qui l’amène à envisager la préparation du roman, la fiction à laquelle il n’a jamais osé s’atteler, est très vraisemblablement le décès de sa mère le 25 octobre 1977, mère avec laquelle il aura cohabité toute sa vie durant et dont la perte remplira son fameux Journal de Deuil :
« Pour généraliser, je dirai qu’un deuil cruel et comme unique peut constituer cette « cime du particulier », c’est-à-dire marquer le pli décisif, et le deuil sera à ce moment-là le milieu de ma vie, ce qui la divise irrémédiablement en deux parties, avant/après. Car le milieu de ma vie, quel que soit l’accident, n’est rien d’autre que ce moment où on découvre la mort comme réelle et non pas comme un thème à poésie ou à colloque. »
Alors, une transformation s’opère. Une nouvelle lumière fait jour. Barthes explique :
« Tout d’un coup, sous l’effet de deux consciences, de deux sentiments et d’un événement, se produit cette évidence : d’une part, je n’ai plus le temps d’essayer plusieurs vies : il faut que je choisisse ma dernière vie, ma nouvelle vie, Vita Nova comme disait Dante ou Vita Nuova comme disait Michelet. Mais d’autre part, je dois sortir de cet état ténébreux, où me conduisent l’usure des travaux répétés, et le deuil. Cet ensablement, cet enfoncement immobile dans le sable mouvant (c’est-à-dire le sable qui ne bouge pas, en réalité), cette mort lente du sur-place, cette fatalité qui ferait qu’on ne pourrait « entrer vivant dans la mort », peut être diagnostiqué ainsi : généralisation et accablement des « désinvestissements ». On désinvestit perpétuellement et les désinvestissements se généralisent et vous accablent. On est dans l’impuissance à investir de nouveau. On ne peut plus, il y a un moment où l’usure, le deuil font qu’on ne peut plus investir dans rien, où on n’investit plus que faiblement, mollement, brièvement. On ne peut plus investir dans une doctrine, dans une idée, dans une amitié, dans un amour. Tout s’affadit et s’affaiblit. […] Car être malheureux se traduit souvent par l’impossibilité d’aimer, de donner aux autres. Et à ce moment-là vient effectivement le besoin ou l’évidence qu’il est nécessaire de changer. »
La secousse du milieu du chemin de la vie nous met face à la nécessité d’un nouveau programme de vie, et qui, pour Roland Barthes, est celui du roman. Enfin, pour boucler la boucle et revenir à la première citation de cet article, si Roland Barthes évoque le fait de se moquer à présent « de perdre la face », c’est dire le poids de la société ou de notre imagination sur ce qui est ou ce que l’on pense être attendu de nous, avant que nous puissions envisager cette lumière qui se fait enfin jour et qu’on se fiche enfin de perdre cette face qui est / a été la nôtre.
Pour écouter Roland Barthes et son grain de voix unique, les extraits sonores des cours sur la préparation du roman au Collège de France sont accessibles sur le site d’avant-garde UbuWeb. Sur le même thème du changement de vie, et sur un ton moins dramatique et plus business-oriented, il est possible de se référer à l’article sur Whitney Johnson sur pourquoi on a besoin d’apprendre et sa fameuse courbe en « s ».
Les oeuvres mentionnées dans cet article :